Y a-t-il une vie après l'Argovie ?

L’Argovie – cette contrée privée de rondeurs, ce qui réduit drastiquement son intérêt touristique, un peu comme les filles plates comme des planches à repasser sur le marché des couples – est à la Suisse ce que le purgatoire est à la théologie catholique. Donc pour ceux qui veulent y croire, une étape peu marrante, mais obligatoire de notre passage de la grisaille terrestre de Berne voire – pour les moins chanceux – de Soleure – aux splendeurs du paradis zurichois. Tandis que la plupart ignorent béatement son existence.

Ah, l’Argovie, ou « le pays de l’Aar » on ne peut pas moins montagneux que les Zurichois considèrent comme leur fief et les Allemands – comme leur fournisseur. Ses plaines fertiles lui valent aussi la prestigieuse appellation de Rüebliland, « pays des carottes ». L’espoir d’une vie normale pour les bonshommes de neige. Quoique, vu la proximité des autoroutes, la plupart n’auraient pas vraiment intérêt à avoir un nez.

C’est aussi un peu la terre de mes origines en Suisse – car ma grand-mère, brave Allemande, a travaillé à Aarau, la capitale cantonale, durant six ans. Elle répète encore que la Suisse, « c’est la patrie de son cœur » et c’est beau d’entendre cette réflexion de la part d’une Argovienne adoptive, étant donné que la plupart des natifs déménageraient avec plaisir sous d’autres cieux.

En Argovie, ce qu’il y a de plus animé – à part l’A1 Genève-Zurich – ce sont les armoiries. Nous y trouverons du beau noir pour représenter la terre – saluons le sens de l’observation des graphistes daltoniens – du bleu pour le ciel, puis quelques gais accents sous forme de trois vaguelettes et trois étoiles. Une belle orgie graphique pour faire chier les fabricants des plaques d’immatriculation qui n’ont pas l’habitude de colorier en si petit – et pour susciter au passage les idées les plus farfelues autour de son symbolisme. Car le mystère reste entier – les trois vagues, est-ce le Rhin, la Limmat et l’Aar, ou plutôt les axes routiers ? Les trois étoiles symbolisent-elles les trois religions du pays – protestantisme, catholicisme et judaïsme, les trois régions historiques – Baden, Fricktal et Freie Ämter – ou encore les centrales atomiques qui ponctuent le paysage ?

On ne le saura peut-être jamais, mais au moins c’est signe qu’en Argovie tout, même les armoiries, s’adapte à la modernité galopante. Bravo la com’.


Un peu de géopolitique. Mine de rien, l’Argovie, avec ses collines et ses champs de carottes, est vitale pour le maintien de la paix au sein de la Confédération. Sans cette zone tampon, plus rien n’empêcherait les Zurichois et les Bâlois – d’éternels frères ennemis version helvétique – de se mettre sur la tronche.

Sinon, traverser l’Argovie en voiture, c’est comme piquer un somme les yeux ouverts. Devant vous, le ruban gris de l’Autobahn avec du vert tout autour, plus ou moins délavé suivant la météo. Çà et là, des cheminées d’usines qui exhalent impunément dans le ciel toute la fumée de leurs poumons – tiens, le mystère du noir sur le blason enfin résolu !

Mais il y a aussi de jolis bosquets et de beaux lacs. Celui d’Hallwil se tailla même une place sur les unes des gros formats de 1938, lorsqu’un certain Malcolm Campbell battit le record mondial de vitesse en y faisant du 210 km/h à bord de son bateau de course ! Notre fier champion fait partie des rares recordmen à mourir de cause naturelle. Pas d’ambition pour un sou.

Par ailleurs, le canton se rattrape par ses stations thermales et les petits châteaux et monastères, dont certains savent montrer leurs griffes au besoin. Comme l’abbaye de Muri qui, lors de l’occupation de la Suisse par les Français à la fin du 18e siècle, a refusé la fermeture des offices religieux. Cet esprit d’attachement symbolique à ses principes refait surface de temps à autre, par exemple en 2013, lorsque les écoles enfantines argoviennes se tâtent de virer le bon allemand au profit du dialecte. Mir si Schwitzer, mir rede Schwitzerdütsch, m’enfin !

L'abbaye de Muri © SchweDan– Source

Halte aux mensonges ! Les mauvaises langues – de Zurich pour la plupart – se plaisent à colporter un ramassis de mythes sur ce noble canton, tous plus blessants les uns que les autres. D’abord, que les Argoviens sont un peuple de paysans rustres qui rêvent tous d’être zurichois. Puis, qu’ils portent tous des chaussettes blanches en l'honneur du bon goût et la fleur de leur jeunesse descend tous les week-ends à Zurich pour faire la fête, si bien que le quartier rouge de la Langstrasse à Zurich obtient le sobriquet de « Aargauerbalken », les Argoviens étant les « piliers » des bars du coin. Forcément, puisque chez eux, rien ne bouge depuis le passage de Napoléon.

Malgré les kilomètres d’autoroutes – dont certaines peuvent être transformées, en cas de guerre, en pistes de décollage pour les avions de chasse, mais plutôt ceux des armées ennemies puisque les Suisses refusent de s'en procurer – les Argoviens passent pour les derniers des chauffards, et l'abréviation AG sur leurs plaques est méchamment interprétée en Achtung Gefahr. Mais tant que les calèches sont exemptes d’immatriculation, on ne la verra heureusement pas très souvent.

L’Argovie est le plus grand canton industriel de la Suisse – 34% de sa population travaille dans les usines, donc 10% de plus que la moyenne suisse – et file massivement ses lentilles de contact, ses médicaments et ses transformateurs aux Allemands, aux Ricains et aux Rosbifs.

Sur le plan spirituel, après maintes bagarres – un peu moins spectaculaires que celles en France – les protestants et les catholiques ont coupé la poire en deux et l’Argovie en est un parfait exemple. Les églises protestantes côtoient les temples catholiques même si ces derniers enregistrent une courte majorité.

Ce qui surprend, c’est que pour une terre de diversités – car en plus des Suisses, c’est la parade des Allemands, des Italiens et des Albanais – elle vote plutôt UDC (ou SVP, et en l’occurrence, cela ne veut pas dire « s’il vous plaît » mais Schweizerische Volkspartei). Le cœur a ses raisons…

Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Un coup d’œil au registre des naissances nous rappelle que l’Argovie, contrairement aux autres cantons, fit son entrée dans la Confédération non pas de son plein gré, mais en tant que butin de guerre. Les Bâlois, les Bernois et les Zurichois ont chacun pris sa part du gâteau aux carottes après avoir battu les Habsbourg, leur souffre-douleur favori. Glorieux, n’est-ce pas ?

Par contre, peu de gens savent qu’Aarau fut autrefois la capitale du pays ! Ce fut en avril 1798 quand les troupes napoléoniennes entrèrent en Suisse pour y faire leur ménage. La ville a donc eu droit à ses cinq mois de gloire avant de céder le privilège à Lucerne. Depuis, il ne s’y passe pas grand-chose – mais heureusement, voici quelques loustics qui ont su redorer – euh, remettre du noir et du bleu sur le blason cantonal.

Avec l’illustre Augustin Keller (1805-1883) en prime, un sacré gaillard et magouilleur de génie, formé dans les deux pays de mes véritables origines – à Munich en Allemagne et à Breslau en Pologne. Il commence en tant qu’instituteur, puis se lance dans la politique. À l’époque, dans les cantons réformés, on s’amuse à taper sur les catholiques – comme aujourd’hui d’ailleurs – en leur reprochant d’obéir plus à Rome qu’à la Confédération. À l’évidence, l’écho du fameux « Rendez à César ce qui est à César… » de Jésus n’a pas été assez fort.

Notre brave Keller, tout catho qu’il est, refuse de lécher les bottes au pape et encore moins de reconnaître que le souverain pontif a toujours raison. Car oui, au 19e siècle, le pape se déclare infaillible – un peu comme les filles de la météo – et depuis, abracadabra, c’est comme ça, cherchez pas à comprendre.

Augustino fait des siennes et en 1841, il demande la suppression de plusieurs cloîtres qui parsèment l’Argovie, aimablement désignés comme Ursprung allen Übels, « la source de tout mal ». Il faut savoir qu'à l’époque, en l'absence d'immigrés, de droite dure et de malbouffe, force était de trouver un autre bouc émissaire. Les membres des ordres ont 48 h pour quitter le canton, les religieuses – huit jours, car c’est des femmes et ne peuvent pas, bien évidemment, sortir comme ça, sans maquillage. Une monstre bronca secoue la Confédération, les cathos crient à la violation du Pacte fédéral, les députés se lancent dans une guerre idéologique et les autorités – fidèles à leurs habitudes – empochent dans la foulée une coquette somme de six millions de francs de biens ecclésiastiques, soi-disant pour les pauvres, qui ne verront jamais la couleur de cet argent. Comme qui dirait, honni soit qui manigance ! N'empêche, ce bien mal acquis ramène gros. C’est la Aargauer Klosterstreit.

Keller marque donc un spectaculaire goal contre son propre camp, et comme il ne peut toujours pas blairer le pape, il ouvre sa propre boutique, l’Église catholique-chrétienne de Suisse qui compte à ce jour environ 33 paroisses et 12'000 fidèles. Le commerce tire la langue malgré son offre attrayante où figurent l’abandon du célibat des prêtres et d'autres susucres comme l’ordination des femmes et le remariage après le divorce, et même le divorce après le remariage. Ils n’auraient pas dû dire oui à la contraception artificielle ?

Suit Einstein qui atterrit à l’École Cantonale d’Aarau parce que – devinez ! – il s’était fait recaler à l’examen d’entrée à l’EPFZ ! Pour certains, cela aurait été la fin du monde, mais notre ingénieux Albert passe toute l’année à reculer pour mieux sauter et… hop-là, en 1896, il intègre sa polytechnique rêvée. Du coup, plus personne pour éclairer la lanterne des autochtones.

L’Argovie donna à la Confédération le seul, unique et imbattable DJ BoBo dont les morceaux mettent le feu à toutes les pistes de danse de Suisse, ô combien nombreuses, et au-delà. Le canton est également un vivier d’illustres politiciens, comme l’actuelle conseillère fédérale Doris Leuthard ou Geri Müller, le maire de Baden dont les aléas sentimentaux et les penchants naturistes ont ragaillardi le gris quotidien des foyers alémaniques grâce au prestigieux Blick, dont la réussite prouve que la presse de boulevard a encore de beaux jours devant elle.


Tout comme le pays des carottes.

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